Nécropole Nationale de Douaumont – Meuse
Mardi 11 novembre 2008
Mesdames et Messieurs les Chefs d’Etat et de Gouvernement,
Vos Altesses royales,
Monsieur le Président de la Commission Européenne,
Monsieur le Président du Parlement Européen,
Messieurs les Présidents des Assemblées parlementaires,
Monsieur le Premier Ministre,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Il y a 90 ans, jour pour jour, le 11 novembre 1918, prenait fin la première guerre mondiale
65 millions d’hommes mobilisés. 8 millions et demi de morts.21 millions de blessés, 4 millions de
veuves, 8 millions d’orphelins. Voilà ce que fut le bilan de cette guerre.
Pour comprendre ne regardons pas que les chiffres, certes énormes, mais aussi la douleur infinie de
chaque victime, celle de l’enfant derrière le cercueil de son père, celle du père, de la mère auxquels on
annonce la mort de leur fils, la douleur de l’épouse qui reçoit la dernière lettre de son mari après qu’il
a été tué.
Derrière chaque maison détruite, chaque village anéanti, il y avait une blessure profonde qui ne s’est
jamais refermée.
Derrière chaque deuil, dans le cœur et dans l’âme de chaque veuve et de chaque orphelin, il y avait
une souffrance qui ne s’est jamais éteinte.
Ces blessures, ces souffrances, nous ne devons en oublier aucune.
La France n’oubliera jamais ses enfants qui se sont battus pour elle. Elle n’oubliera jamais le sang
versé sur la Marne, sur la Somme, à Verdun, au Chemin des Dames par les tirailleurs venus d’Afrique
du Nord, d’Afrique Noire, de Madagascar, d’Indochine.
Elle n’oubliera jamais les soldats anglais, écossais, irlandais qui se battirent sur son sol comme ils se
seraient battus sur le sol de leur propre patrie.
Elle n’oubliera jamais les soldats américains, canadiens, australiens, néo-zélandais, indiens tombés si
loin de leur pays pour défendre sa liberté.
Elle n’oubliera jamais les soldats italiens, ni les belges, ni les luxembourgeois, ni les portugais, ni les
grecs, ni les serbes, ni les monténégrins, ni les roumains, ni les russes qui se sont battus à ses côtés
avec le même courage, qui ont affronté les mêmes épreuves, consenti les mêmes sacrifices au nom de
la même grande cause, celle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Mais aujourd’hui, en ce 11 novembre 2008, alors que presque tous les témoins de cette tragédie ont
disparu, alors qu’en France le dernier soldat survivant de cette guerre atroce n’est plus, alors que les
haines se sont éteintes, que l’esprit de revanche a disparu, que nul parmi ceux qui se sont tant
combattus ne songe plus à dominer l’autre, le temps est venu d’honorer tous les morts.
Nous voici réunis ici, représentants de toutes les Nations qui s’affrontèrent pendant quatre ans dans la
plus atroce des guerres, sur ce qui fut le champ de bataille de Verdun, sur cette terre où furent versées
tant de larmes et tant de sang, devant ces milliers de tombes toutes semblables, devant cet ossuaire où
dorment ensemble pour l’éternité, sans que l’on puisse les distinguer les uns des autres, 130 000
soldats inconnus, amis et ennemis, que la mort a unis comme si elle avait voulu faire la leçon aux
vivants.
Si nous sommes réunis ici où un jour un Président de la République française a mis fraternellement sa
main dans la main d’un Chancelier d’Allemagne, ce n’est pas pour célébrer la guerre. Ce n’est même
pas pour célébrer la victoire d’un camp contre l’autre.
Si nous sommes réunis c’est d’abord pour rendre hommage à tous ceux qui ont combattu jusqu’à
l’extrême limite de leurs forces avec dans le cœur l’amour de leur patrie et la conviction de défendre
une juste cause.
Sans rien oublier, sans rien renier, chaque nation rendant à ses héros l’hommage qu’elle leur doit,
chacune se souvenant que cette guerre fait partie de son histoire, qu’elle en fut un moment terrible
mais fort, nous devons tirer de ce qui s’est passé pendant ces quatre années terribles une leçon pour la
conscience humaine.
Car cette guerre ne fit pas seulement peser une menace sur la vie et le bonheur de millions d’hommes,
de femmes et d’enfants. Elle fut la première qui menaça à ce point l’idée même d’humanité.
Dans la boue des tranchées, parmi les rats et la vermine, sous la pluie incessante des obus, montant à
l’assaut face aux mitrailleuses en piétinant les corps des morts, tenus en éveil la nuit par les cris
atroces des blessés abandonnés entre les lignes, les soldats pour survivre sentaient qu’ils devaient faire
taire en eux leur part d’humanité.
Le miracle fut qu’ils restèrent des hommes et qu’au milieu de tant de sauvagerie, leur conscience
demeura éveillée. Le miracle fut que ces hommes jetés au milieu de l’enfer continuèrent jusqu’à la fin
d’être sensibles à la souffrance. On vit jusqu’au bout des larmes couler sur ces visages farouches
quand la mort frappait à côté d’eux. On vit jusqu’au bout ces soldats qui avaient appris à endurer les
pires épreuves écrire à leur famille les lettres les plus émouvantes en pensant à chaque fois que c’était
peut-être les derniers mots d’amour qu’ils leur adresseraient. Et ils voulaient que ces mots fussent plus
forts que la mort. On vit jusqu’au bout ces soldats qui côtoyaient tous les jours la douleur et la mort se
soutenir, s’entraider. On les vit sortir des tranchées la nuit au péril de leur vie pour aller chercher des
blessés.
Ces hommes ne devinrent pas des machines, ils ne devinrent pas des monstres. Ils restèrent des
hommes. Des hommes courageux, des hommes de devoir, mais des hommes qui souffraient, des
hommes qui eurent peur, des hommes qui aimaient. Des hommes avec un cœur, avec une âme, avec
une conscience. La guerre les avait endurcis, mais aussi horrible fut-elle, elle ne tua jamais en eux ce
qu’il y avait de plus profondément humain.
Ils furent grands ces soldats qui endurèrent les pires souffrances. Ils affrontèrent les plus grands
dangers. Ils consentirent aux plus grands sacrifices.
Ils furent grands ces soldats tombés la face contre terre, dans la boue des tranchées.
Ils furent grands ces survivants défigurés, mutilés, hantés par le souvenir de leurs terribles souffrances
et par les fantômes de ceux qui étaient tombés à côté d’eux.
Ils furent grands ces survivants qui rentrèrent chez eux avec le regard triste de ceux qui sont
condamnés à vivre avec le souvenir du malheur.
Ces héros embrassèrent leurs parents, leur femme, leurs enfants et ils se remirent au travail, en silence,
ne parlant de la guerre que pour dire « plus jamais ça », et contemplant de temps en temps quelques
photos jaunies où les sourires des morts se mêlaient à ceux des vivants.
Ils avaient dit « plus jamais ça ». Ils avaient voulu que ce fût la dernière des guerres.
Ils ne furent pas entendus. Pour que l’on comprenne enfin ce qu’ils avaient voulu dire, il fallut une
tragédie pire encore dont les fils avaient été secrètement tissés par les souffrances de la Grande
Guerre. Ce fut comme une sorte d’accomplissement dans l’horreur, l’expression d’une volonté
d’anéantissement total de la personne humaine, si violente qu’elle entraîna enfin un sursaut de la
conscience universelle.
La construction de l’Europe, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, l’Organisation des
Nations Unies, après tant de drames, après tant de folies meurtrières et totalitaires, sont les plus belles
traductions de ce sursaut de la conscience.
C’est sur le sang versé par les soldats de la Grande Guerre, sur le témoignage de ce qu’ils ont enduré
et sur le sort tragique des millions de victimes de la deuxième guerre mondiale, sur la douleur qui
accompagna jusqu’à leur dernier jour ceux qui survécurent à l’enfer des tranchées et sur la blessure
que garderont toujours au fond d’eux-mêmes les rescapés des camps d’extermination, que s’est
construit le grand rêve de fraternité humaine, le grand rêve de paix, de compréhension, de respect, de
solidarité entre les hommes qui est aujourd’hui ce que nous avons de plus beau, de plus grand, de plus
fort à opposer au retour de la barbarie.
Souvenons-nous de leur souffrance, elle est la clé de notre salut.
Souvenons-nous que cette souffrance fut une souffrance partagée et que la douleur de ceux qui
pleurent un fils, un mari, un frère est la même partout.
90 ans après la fin de la Grande Guerre je veux rendre hommage à tous ceux qui se sont battus dans
l’honneur et la dignité.
J’irai tout à l’heure m’incliner dans le cimetière allemand au nom de l’amitié qui unit aujourd’hui le
peuple français et le peuple allemand qui après s’être tant combattus ont décidé de regarder ensemble
vers l’avenir.
Je penserai à cette jeunesse qui n’ira plus mourir en masse sur les champs de bataille parce qu’en
venant se recueillir sur ces tombeaux elle saura que le combat pour la paix est le plus beau combat de
l’homme et qu’il n’est jamais gagné.
Je penserai aussi à ceux qui n’ont pas tenu, à ceux qui n’ont pas résisté à la pression trop forte, à
l’horreur trop grande et qui un jour, après tant de courage, tant d’héroïsme sont restés paralysés au
moment de monter à l’assaut. Je penserai à ces hommes dont on avait trop exigé, qu’on avait trop
exposés, que parfois des fautes de commandement avaient envoyés au massacre et qui un jour n’ont
plus eu la force de se battre.
Cette guerre totale excluait toute indulgence, toute faiblesse. Mais 90 ans après la fin de la guerre je
veux dire au nom de la Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas
déshonorés, n’avaient pas été des lâches mais que simplement ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite
de leurs forces.
Je veux dire que la souffrance de leurs épouses, de leurs enfants fut aussi émouvante que la souffrance
de toutes les veuves et de tous les orphelins de cette guerre impitoyable. Souvenons-nous qu’ils étaient
des hommes comme nous avec leurs forces et leurs faiblesses. Souvenons-nous qu’ils auraient pu être
nos enfants. Souvenons-nous qu’ils furent aussi les victimes d’une fatalité qui dévora tant d’hommes
qui n’étaient pas préparés à une telle épreuve. Mais qui aurait pu l’être ?
Tous les pères emportés dans cette horrible guerre auraient pu écrire à leur fils avant de mourir: « Tu
viens d’avoir neuf ans. Trop jeune encore pour participer à la guerre, tu es assez grand pour avoir
l’esprit marqué de ses souvenirs, assez raisonnable pour comprendre que c’est toi, c’est vous les
enfants de neuf ans qui aurez plus tard à en mesurer les conséquences et à en appliquer les leçons.
C’est pour que tu te souviennes, que j’accepte volontiers les angoisses de l’heure, tous les risques et la
séparation plus cruelle que tout. »
Tous ces pères, quel que soit l’uniforme sous lequel ils ont combattu, quel que soit le drapeau qu’ils
ont défendu, nous leur devons le respect et nous nous devons de nous souvenir d’eux parce qu’ils sont
nos pères à tous.
Nicolas SARKOZY
Président de la République