Ce vendredi 15 février 2008, l’halluinois Roger Vandecasteele va recevoir la médaille de la ville, après avoir été honoré par la chambre des métiers le mois dernier. Ce coiffeur est installé quartier de la Rouge-Porte depuis soixante et onze ans. A 92 ans, il continue à jouer des ciseaux tous les jours… dans un salon de coiffure où le temps semble s’être arrêté.
Ce salon exigu à l’apparence d’un musée. Depuis les années 1930, tout y est intact, les fauteuils en skaï rouge, les flacons qui exhument des souvenirs de brillantine et de tendres effluves d’eau de cologne, les vaporisateurs qui crachaient leur souffle de fraîcheur, même les paires de ciseaux alignées sur un comptoir nostalgique semblent s’être échappées de cette époque à la foi joyeuse et sombre.
Ce salon qui relève davantage d’un décor de cinéma est pourtant bien réel avec son papier peint centenaire, ses photos en noir et blanc de Roger faisant l’acteur durant sa captivité en Allemagne, en 1943, devant des rangs de gradés allemands.
Roger, droit sur ses jambes, la grise blouse altière, la cravate nouée, l’œil vif n’a rien d’un vieillard chenu. A 92 ans, il pétille d’envie de bien faire comme au bon vieux temps, le geste sûr, la main alerte. « Je ne tremble pas et j’ai une bonne vue », assure-t-il.
Il n’a jamais pris sa retraite « Qu’est-ce que je vais faire si j’arrête ? Je vais aller au bistrot comme certains de mes anciens clients. Ô non alors ! Je continue tant que je peux".
Pour Jean-Philippe, ce fidèle parmi les fidèles qui se rend chez Roger une fois par mois, c’est comme un retour en enfance. C’est qu’il y a comme un goût de la madeleine de Proust dans ce salon où les chevelures gominées d’hier se sont évanouies au profit de la laque et des cheveux ras.
« La première fois que je suis venu ici, j’avais 6 ans et j’en ai aujourd’hui 45 et rien n’a changé », profère Jean-Philippe, « je me souviens des chewimg-gums dans le tiroir qu’on nous offrait la coupe terminée, des livres et des bandes dessinées qui trônaient sur la table, ce qui me fascine ce sont les flacons d’époque, le petit siège sur lequel je m’asseyais ».
« Je suis coiffeur malgré moi ». Ainsi Roger remonte davantage le temps, et coupe court à toute interprétation de passion. Lui qui s’intéressait au football, aurait préféré être mécanicien pour courir après le ballon, le soir après le travail. Il réprouve cette notoriété soudaine qu’il doit entre autres à la Chambre des Métiers, à la Ville d’Halluin, soucieuses de lui décerner des oripeaux.
Apprenti dès l’âge de 14 ans au salon Stoetaert de Menin, il se souvient de son patron, « un 1er prix de Belgique qui a coiffé le roi des Belges, Albert 1er ». Roger était le seul coiffeur français dans ce salon où ils travaillaient à sept. « C’était le bagne, on travaillait de 8 à 20 h ! », s’insurge-t-il encore. C’était avant le CAP à Courtrai.
Il paraît se déplacer comme un danseur de tango, le pas glissant sur un carrelage sombre « qui doit dater de Napoléon ! ». En 1936, il foulait déjà ce même carrelage du 46 de la rue Gabriel Péri et, depuis, « il n’a jamais voulu changer ».
En 1936, c’est à cette date, pourtant synonyme de vacances, que Roger Vandecasteele s’est installé dans cette boutique autrefois tenue par un quincaillier puis un vendeur de TSF. Le jeune coiffeur est plein d’ambitions. « Ah !, à cette époque-là, j’ai piqué les jeunes clients aux autres salons ».
Les cheveux étaient plus longs, on venait se faire tailler la barbe. « A l’époque, on ne coupait pas au rasoir. Et je faisais les mises en plis avec doigts et peignes. Il n’y a pas beaucoup de coiffeuses aujourd’hui qui réussiraient », glisse-t-il malicieusement.
Le salon Roger est une entreprise. Il a eu jusqu’à deux commis et sa femme qu’il épouse en 1939, « Je me suis marié en avril. En août j’étais mobilisé ». Sa femme attendra six ans pour le revoir, car il est prisonnier en Allemagne. Les années passent et notre coiffeur reprend sa place devant les miroirs, derrière les clients.
Au fil des ans, la vie a fait le vide autour de lui, son épouse disparue il y a 18 ans, son fils aussi. Mais ses clients dont il est si fier, une dizaine par jour, lui sont restés fidèles. L’un vient même de Wambrechies ! « Bon bien sûr, ce ne sont pas des jeunes, j’au une clientèle de mon âge. Ah ! bien sûr, il y a de beaux salons maintenant avec de belles jeunes filles. Mes clients sont allés voir, mais ils sont revenus. Parce qu’ici c’est tranquille… ».
Avant l’heure de fermeture, il s’attarde sur les rares photos même pas racornies qui ornent son salon. « C’était durant ma captivité, je faisais du théâtre, j’avais une magnifique chevelure alors on m’a demandé de jouer un rôle féminin dans une pièce qui s’intitulait « Le train pour Venise ». Je portais une robe verte, que l’épouse de notre gardien m’avait prêtée ». Deux des photos datent de 1943, c’était hier et encore d’actualité dans ce salon suranné.
« J’ai un docteur comme client, il me dit que j’ai un très bon cœur », s’énorgueillit-il. Roger Vandecasteele est un exemple, toujours en activité, 25 ans après avoir pris sa retraite, soit 77 ans de coiffure dont 6 en apprentissage. « J’assure des coupes à 7 euros, je ne fais plus de shampoing ».
La clientèle lui est fidèle et réclame son coup de ciseau jusqu’en maison de retraite. Le lundi, « jour de repos des coiffeurs », il prend un petit sac et pousse la porte de ces mêmes établissements pour rafraîchir la coupe de ceux qui ne peuvent plus venir le voir. « Mais je ne fais que mes clients, sinon je n’aurais pas fini ! ».
Le mardi, Roger reprend la blouse dans son salon de la rue Gabriel Péri. Jusqu’à la fin de la semaine, jusqu’à la fin de sa vie.
Roger Vandecasteele se retourne, regarde l’heure et s’en va, presque trottinant. « Je vais continuer, encore quelques années, tant que je pourrai ». Des paroles sobres à son image humble.
(Archives et synthèse D.D., Presse).