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Publication relative à l'histoire de la ville d'Halluin 59250. Regard sur le passé et le présent.

La Guerre 1914 - 1918 - Halluin (63) L'Halluinois Albert Tierrie, ancien "Poilu" de 97 ans, en 1983... Il raconte sa vie !



(…) « Ici on est vraiment bien soigné ». D’une voix douce, mais qui ne chevrote pas le moins du monde, M. Albert Tierrie m’a entraîné dans la visite de son univers. La maison de repos de Ledeghem, près de Dadizeele (B) à quelques kilomètres de Menin.

 

Ici, Albert Tierrie s’y sent bien. « Ca fait plus de onze ans que je suis là » rappelle-t-il sans effort apparent pour retrouver la date, « et je ne m’ennuie jamais ».

 

(. ..)  La main droite pend inerte le long de son corps. Ce bras-là justifierait un roman à lui seul. Un roman aux odeurs de canonnades, aux rumeurs de tranchées boueuses aux couleurs d’obus qui explosent dans un fracas de fin du monde.

 

De cette balle « dum-dum » qui, un matin d’octobre 1918, lui éclata le bras du côté de Soissons. C’était comble d’ironie, trois petites semaines avant l’Armistice. Mais ce sont deux longues années qu’il allait passer à l’hôpital, ne revenant à Halluin qu’en 1920, avec un bras « raccroché » par miracle, mais définitivement inutilisable.

 

« Quand il est parti faire son service, j’avais six mois ; Quand il en est revenu, j’avais six ans. Je ne l’avais jamais vu » explique sa fille. A-t-elle conscience qu’elle vient de raconter, d’une petite phrase toute simple, combien les horreurs de la guerre se vivent pas seulement sur les champs de bataille ?

 

Tandis que j’essaie d’imaginer quelle a pu être la vie de ce bon ouvrier (il était contremaître en tissage chez Defretin) soudainement privé de son meilleur outil, Albert Tierrie a continué à avancer d’un pas régulier à travers les couloirs au sol brillant. Il y a intérêt à s’accrocher pour le suivre ! La suite, ses difficultés à retrouver du travail et à se réinsérer dans la vie « civile », sa réembauche comme concierge chez Defretin, où il travaillera jusqu’à l’âge de 72 ans, ce sont ses enfants qui le racontent.

 

Lui, il est déjà installé près d’une large baie vitrée donnant sur la campagne environnante et il m’interpelle : « Vous voyez ces arbres, là-bas ? (Je chausse mes lunettes de myope, faut-il préciser que lui n’en porte pas ?) Ca y est, vous les voyez ? Eh bien, juste à cet endroit, c’est le terrain d’aviation de Ledeghem, à deux kilomètres d’ici. Tous les dimanches, il y a des ballons qui viennent, des gros dirigeables, et puis des avions qui lancent des parachutistes. Tous les dimanches, je m’installe dans ce fauteuil et je regarde les parachutistes, ça fait une belle distraction ».

 

Je viens à peine de repérer le fameux bouquet d’arbres - ne parlons pas des éventuels parachute – qu’il est déjà reparti, marchant à peine voûté, sans canne ni appui d’aucune sorte : on m’avait prévenu mais il est quand même bien difficile de croire que cet homme là aura 98 ans au mois d’août !

 

« Venez voir le beau sapin », me lance-t-il. Délaissant l’arbre « naturel » installé à son étage, il nous entraîne à travers couloirs et ascenseurs jusqu’au grand hall d’entrée où trône un sapin artificiel, tout doré, Ca c’est un beau sapin », s’émerveille-t-il, tel un enfant en adoration devant tout ce qui brille. Mais voilà ses infirmières qui passent. Il les accroche. Droit comme un « I » il pose fièrement pour une photo de famille devant l’arbre, toutes d écorations en bataille.

 

Ses décorations… Si je ne les cite pas toutes, je vais me faire appeler Arthur ! Allons-y :

Légion d’Honneur, Médaille Militaire, Médaille de Verdun, Médaille du Combattant, Médaille des Grands Blessés de Guerre, de la Ville d’Halluin, pour n’en citer que quelques-unes. Et la Croix du Combattant, avec palmes et étoile ;

 

« C’est noté, les palmes ? », vérifie-t-il d’un air un tantinet soupçonneux en scrutant une nouvelle fois mon bloc-notes…

 

Ne croyez surtout pas qu’Albert Tierrie, est un de ces « petits vieux » acariâtre et jamais satisfaits de son sort. C’est au contraire un homme plein d’humour, facile à vivre, content de tout, visiblement adoré de tous ceux et de toutes celles qui s’occupent de lui à Ledeghem.

 

D’autant que son grand âge en fait le doyen des Halluinois mais aussi de Ledeghem et du foyer-logement. Une maison qui n’a jamais compté de centenaire ! Inutile de dire qu’on le soigne aux petits oignons, l’Albert…

 

Notre mini-marathon est terminé, et nous sommes enfin attablés dans sa jolie chambre. Albert Tierrie allume un petit cigare (il fume une douzaine de cigarettes et trois cigares par jour depuis près de 70 ans !) et une fumée bleue et odorante emplit la pièce, faisant tousser le non-fumeur que je suis, à son grand étonnement.

 

« Vous voyez, d’ici j’aperçois le terrain de sport, et puis un peu plus loin c’est la Maison des Jeunes. Des fois, le samedi, quand je me lève la nuit pour boire un verre d’eau, il est au moins trois heures du matin, eh bien c’est encore tout illuminé, et on entend de la musique. Ah, ce sont de sacrés gaillards », apprécie-t-il en sirotant une menthe à l’eau.

 

Parfois l’émotion vient voiler son regard, quand il évoque ses parents, ses frères et sœurs dont une superbe photo est accrochée aux murs. Tous sont morts depuis des décennies, et pourtant quand il parle son œil s’humecte légèrement. Alors de lui-même, il change de sujet et « rattaque » sur quelque chose de plus gai.

 

Sa santé, tient parlons-en. Il vient d’avoir un mauvais rhume. Vous comprendrez qu’à 97 ans (il est né à Halluin, le 7 Août 1887) on ne plaisante pas avec ces choses-là. Mais le médecin de l’établissement l’a bien soigné, et ça va mieux : il a retrouvé sa tension de jeune homme, 16,5.

 

Non vraiment, en dehors de l’ouïe, tout « fonctionne » vraiment bien chez Albert Tierrie. On a peine à imaginer en le voyant téter énergiquement sur son cigare, que cet homme-là avait déjà 27 ans à la déclaration de guerre (14 bien sûr), qu’il a échappé à la plus sinistre boucherie de l’Histoire de l’Humanité (malgré deux années de front à Verdun et trois graves blessures), qu’il a ensuite connu  encore quatre générations d’Halluinois en passant au travers des maladies qui guettent le grand fumeur, et on en passe…

 

Et on s’en veut un peu de prendre congé, surtout lorsqu’à son annonce, son regard s’ouvre d’une discrète perle. Dans le hall de sa grande maison Albert Tierrie m’a tendu la main gauche. Puis il m’a embrassé, en me demandant de saluer tous ses amis d’Halluin, de leur souhaiter de bonnes fêtes de fin d’année, un joyeux Noël.

 

Au fait, il a quel âge, le Père Noël ? Ne serait-ce pas dans les… cent ans ?

 

Les salutations du doyen

 

M. Albert Tierrie profite de cet interview pour remercier en son nom et celui de ses enfants M. Maurice Ducastel et M. Albert Desmedt respectivement président d’honneur et actif du groupe des mutilés de guerre d’Halluin, ainsi que les membres de la commission, pour leurs fréquentes visites, toujours accompagnées de douceurs et d’encouragements.

 

M. Albert Desmedt, en tant que premier magistrat de la ville d’Halluin, est allé plusieurs fois déjà saluer celui qui est actuellement le doyen d’Halluin, le plus âgé également de la maison de repos.

 

Grand merci également à M. l’abbé Lommez,  doyen de Saint-Hilaire, qui régulièrement vient lui apporter un précieux réconfort et ce depuis son arrivée à Halluin.

 

Il remercie grandement la supérieure, la communauté, ainsi que tout le personnel de la maison de repos pour les bons soins et leur grand dévouement qui permettent à M. Tierrie de conserver cette excellente forme dans sa 97ème année.

 


     
                                                                                         Philippe Martin

 

 

(Archives D.D. N.E. 26/12/1983).

 

Quatre mois après, Albert Tierrie s’en est allé le 10 Mai 1984, il sera inhumé au cimetière d'Halluin. 

 
A ma connaissance, le dernier ancien halluinois de 14-18 était Fernand Boucherie qui est décédé le 9 Novembre 1987 à l' âge de 93 ans à Menin (Belgique).

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